Skip to content

[Opinion] L’écologie en architecture

L’écologie en architecture n’est-elle qu’une question de construction ?

[Note de la rédaction] : Nous publions ici une contribution parue également ce mois ci dans le Bulletin N°57 « Comment faire » (mai 2021) de la Société Française des Architectes. Son auteur Jean-Marie Lavigne, architecte DPLG, porte un regard critique sur l’écologie de façade en oeuvre dans le bâtiment.

 

Après avoir massivement ignoré les questions écologiques pendant des décennies, les architectes français semblent s’être soudainement rendu compte de l’urgence et de la gravité de la situation actuelle. Bien que de nombreuses écoles d’architecture fassent encore de la résistance, les concepts de réemploi, d’économie circulaire, de matériaux biosourcés ou de bilan carbone sont désormais familiers pour la plupart des jeunes architectes. Depuis quelques années, différents groupes, collectifs et mouvements se sont agrégés autour des problématiques écologiques et, a priori, on ne devrait que se féliciter d’une telle effervescence. Néanmoins, les innombrables compromissions et l’absence de positionnement politique de ces nouvelles tendances les rendent souvent inconsistantes, voire contestables, si ce n’est dangereuses.

Dans l’histoire des politiques de construction françaises, le lien organique qui unit la classe politique aux intérêts des entreprises capitalistes n’est plus à démontrer. Depuis la loi Loucheur[1] jusqu’au récent plan de rénovation thermique trusté par Saint-Gobain[2], le conflit d’intérêts a toujours été la norme (NF). En revanche, le rôle des architectes dans le développement historique de l’industrie capitaliste est bien moins connu. Malgré les quelques pistes d’explicitation données par Manfredo Tafuri dans les années 60-70, le sujet semble avoir été relégué aux oubliettes.

Pourtant, aujourd’hui plus que jamais, il semble nécessaire de réexposer toutes les manières par lesquelles les discours et les pratiques des architectes s’inscrivent, consciemment ou non, dans les logiques d’expansion et de consolidation du capitalisme industriel et financier. Pour ce faire, on peut s’appuyer sur l’analyse de deux tendances qui semblent particulièrement représentatives de l’engagement récent des architectes en faveur de l’écologie : le Réemploi et la Frugalité.

Dans ces deux tendances, l’écologie est appréhendée à travers le prisme de la construction, des matériaux et de leur mise en œuvre. Réemployer un matériau déjà usité ou avoir recours à un matériau « naturel » (peu transformé) reviendrait à réduire la consommation de ressources et d’énergie, à limiter la production de déchets, et donc, à préserver la planète. « Penser global, agir local » pourrait être le mantra de toutes ces tendances, du Bellastock à la Frugalité heureuse et créative, de Architects declare à Amaco et Craterre, en passant par le Réseau EnsaEco, Anatomies d’architecture, et bien d’autres encore.

En revanche, on n’entend rarement (jamais ?), dans les discours de toutes ces organisations, d’appels à démanteler l’industrie cimentière, à stopper net l’artificialisation des terres, à dé-financiariser la production du logement, à interdire la prolifération d’immeubles de bureaux qui resteront vides, bref, à freiner puissamment et durablement cette machine infernale qu’est l’industrie du BTP et de l’immobilier. Ces revendications, que certain.e.s pourront juger « peu réalistes », correspondent pourtant au niveau d’exigence minimal que l’on est en droit d’attendre de la part d’organisations qui prétendent agir dans la lutte écologique. Construire en terre, en paille ou en matériaux recyclés n’a aucun sens si cela revient à reconduire les mêmes ZAC sinistres, les mêmes centres commerciaux obscènes et les mêmes villages olympiques mort-nés. L’objectif de décroissance, qui ne signifie rien d’autre qu’une forme de sortie du capitalisme[3], devrait donc devenir l’horizon commun de toutes celles et ceux qui veulent lutter contre le désastre écologique actuel.

Les Réemployeurs et les Frugaux-heureux pourraient objecter qu’ils s’intéressent à des problèmes de construction et de mise en œuvre, tandis que nous soulevons ici des enjeux liés à la programmation, à l’urbanisme et à la planification. Les terrains de lutte se situent sur des échelles différentes, mais complémentaires. Il n’y aurait donc ni incompatibilité, ni contradiction entre nos positions respectives ; la discussion s’arrêterait là.

Cependant, cette forme de réconciliation rapide reviendrait à faire fi d’une deuxième question, autrement plus épineuse : celle de la récupération, par les acteurs capitalistes, de tout l’effort de recherche, de publication et de vulgarisation mené par ces groupes d’architectes écolos. En effet, pour mieux désamorcer les critiques qui leur sont légitimement adressées, les majors du BTP doivent sans cesse reverdir leur image publique en soutenant, ici et là, quelques petits projets exemplaires portés par l’économie sociale et solidaire. Ce soutien, comparable à une forme de mécénat, est bien sûr non rentable sur le plan financier, mais très profitable sur le plan symbolique[4].

Ainsi, les micro-projets de réemploi soutenus par Bouygues, Vinci ou BNP[5] offrent un exemple flagrant de cette récupération de pratiques ancrées à l’origine dans des modes de production vernaculaires ou dans des contre-cultures marginales. Les recherches sur la construction en terre, comme l’a montré un article récent paru sur Terrestres[6], font également l’objet de toutes sortes de perversions et de dévoiements. Il en va de même pour la construction-bois et sa colonisation progressive par les filiales de majors du BTP comme Arbonis (filiale de Vinci) ou WeWood (filiale de Bouygues). Quant au phénomène d’institutionnalisation du squat par les promoteurs publics et privés, assistés par leurs « architectes frichiers », il a déjà été maintes fois analysé[7]. Dans toutes ces opérations de greenwashing – sans aucun impact global sur les courbes d’extraction, d’émissions et de pollutions – les architectes écolos sont souvent aux avant-postes pour transformer les pratiques artisanales, low tech, non capitalistiques, voire anticapitalistes en nouvelles sources de profit symbolique ou financier.

La collaboration au verdissement du système économique actuel et l’appel à un Green New Deal[8] n’étant pas une voie crédible pour sortir de l’impasse écologique, il nous semble fondamental que les architectes s’allient aux fronts écologiques radicaux – c’est-à-dire décroissants, anticapitalistes et antiproductivistes – pour s’attaquer non plus aux symptômes de la catastrophe, mais à ses causes profondes. Plutôt qu’une meilleure circulation des déchets de construction, nous avons surtout besoin d’un véritable contrôle démocratique sur les projets de démolition et d’extension. Plutôt qu’une « économie de moyens »[9] et une « frugalité » rimant avec austérité, nous revendiquons une réelle mise en commun des biens, des richesses et des moyens de production. Plutôt que d’encourager le pullulement de start-up du développement durable, nous devons réinterroger toutes les divisions du travail existantes.

Le défi d’une architecture réellement écologique ne peut se réduire à une question de matériaux de construction. Elle ne peut non plus se dispenser d’une analyse objective des rapports de force en présence dans le secteur du bâtiment. En appeler à la « sagesse » des industriels du ciment, construire des micro-utopies aussi vertueuses qu’exceptionnelles, toutes ces actions désespérées ne permettront pas de renverser les structures productives responsables de la catastrophe en cours.

Il est grand temps désormais de reconnaitre la dimension nécessairement conflictuelle de toute lutte écologique et de s’y engager avec lucidité et détermination.

J-M Lavigne, architecte DPLG

[1] Nicolas de la Casinière, Les prédateurs de béton, enquête sur la multinationale Vinci, Libertalia, 2013

[2] Emeline Cazi, « Rénovation énergétique : Saint-Gobain à la tête du groupe de travail sur les politiques publiques », Le Monde, 2 septembre 2020

[3] Frédéric Lordon, « Problèmes de la transition », La pompe à phynance, 16 mai 2020

[4] Ainsi, le groupe Eiffage – mis en cause en 2018 pour ses petits arrangements avec Daesh – redore son image à peu de frais en soutenant le concours étudiant d’architecture « sobre et engagée » !mpact, inspiré du Manifeste de la frugalité heureuse et créative.

[5] Marie-Noëlle Frison, « Des grands noms de l’immobilier s’engagent pour le réemploi des matériaux », Le Moniteur, 18 septembre 2020

[6] Aldo Poste, « Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020

[7] Antoine Calvino, « Les friches, vernis sur la rouille ? », Le Monde diplomatique, avril 2018

[8] Clara Simay et Philippe Simay, « L’école du réemploi : pour un Green New Deal de la construction », Métropolitiques, 29 juin 2020

[9] Éric Lapierre, exposition à la Triennale de Lisbonne, 2019