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Habiter une ville touristique

Nos potes du feu collectif Droit à la ville Douarnenez, désormais rebaptisé Habiter les grèves, avec qui on avait fait ce beau projet de carte collaborative extrêmement précise et exhaustive des luttes et des joies, a terminé son manuscrit de livre, qui a été édité par les éditions du Commun sous le titre Habiter une ville touristique, vue sur mer pour les précaires.

Le bouquin est sorti il y a presque un an déjà (donc on est bien à l’heure pour cette petite brève) mais son propos est bien sûr toujours actuel et ne cessera pas de si tôt de l’être, malheureusement.

On le recommande chaudement, d’autant qu’il y a nos petits dessins dedans, vous verrez. Il est disponible dans toutes les bonnes librairies et en commande ici avec notre superbe carte !

 

Par ailleurs la carte qu’on avait faite est disponible en version sérigraphiée, (merci les potes de l’imprimerie sans nom à Marseille <3)

Si vous en voulez une : soit en nous écrivant par mail, soit chez certaines librairies: Michèle Firk à Montreuil et L’Hydre à Mille Têtes à Marseille. Y’en a aussi en réserve à DZ directement !

 

Voile, flouz, et architecture biomimétique : JO2024 à Marseille

écrit en juillet 2022, amendé en mai 2023, puis janvier 2024, mis sur le blog en janvier 2024. YES. n’hésitez pas à nous écrire si vous voulez l’article au format PDF : grape.contact@protonmail.com

 

Les implications et conséquences des Jeux Olympiques de 2024 sur les habitant.e.s des quartiers touchés par les projets[1] et sur la financiarisation de la ville sont abordées et dénoncées depuis plusieurs dizaines d’années. En France, ce travail est notamment mené par le comité de vigilance JO 2024 à Saint-Denis ou le collectif Saccage 2024. La revue Après la Révolution a également produit un hors-série sur le sujet, intitulé JO 2024, Carnet de Luttes[2].

Ces textes se focalisent sur la capitale de la France. Mais Paris (ou plutôt, le Grand Paris) ne sera pas la seule ville concernée par l’accueil de compétitions, impliquant des chantiers et des transformations à diverses échelles ainsi que d’importants investissements financiers, déboursés par les villes elles-mêmes et par les différents échelons territoriaux.

Ce texte est une petite enquête sur le projet olympique pour Marseille.

 

Situation et économie du projet

Cet été Marseille accueille les épreuves olympiques de voile. Elles devaient initialement se dérouler sur 3 zones, toutes à proximité du parc balnéaire du Prado, créé artificiellement à la fin des années 70 sur l’initiative de Gaston Deferre[3]. Ces trois zones étaient les suivantes :

  1. Le Village Olympique, sur les pelouses du Prado ;
  2. Une tribune temporaire de 5000 places, « montée sur la corniche », qui devait permettre une vue imprenable sur les épreuves. Le projet a finalement été abandonné en mars 2022 sous la pression de la municipalité. Les raisons invoquées sont d’ordre sécuritaires (risque terroriste) et financières (coût trop élevé).
  3. La Marina du Roucas Blanc, sur laquelle nous nous concentrerons, d’où se feront les départs des bateaux. C’est un projet de réaménagement de 22 000 m2 d’espaces extérieurs ainsi que du bassin de la marina, et de construction de 8 000 m2 de bâti. Ce sont les cabinets d’architectes Carta Associés et Tangram+Rougerie qui, en association avec l’entreprise Travaux du Midi (Vinci), ont remporté la compétition, face à Bouygues associé à l’agence d’architecture de Jacques Ferrier, Eiffage qui candidatait avec Chabanne Architecture, et Léon Grosse avec Panorama Architecture et l’agence allemande Auer et Weber.

Les infrastructures se concentrent sur le bord de mer, à proximité des beaux quartiers : avenue du Prado (qui concentre entre autres banques et ambassades), parc Borely, quartier du Roucas blanc où la concentration de villas estimées à un ou plusieurs million est la plus haute de Marseille. « Au moins, pas de gentrification », pourrait-on penser à première vue. Mais en y regardant de plus près, ces plages de sable accueillent des personnes de classes sociales différentes, et même, plutôt issues de classes populaires, notamment l’été. En effet il s’agit des seules plages de sable, avec celle du Prophète, facilement accessible avec des poussettes et proche de Marseille. La privatisation de ces plages a eû lieu dès l’été 2022 avec la fermeture au public de la cale de mise à l’eau de la Pointe Rouge afin de la réserver aux premiers entraînements olympiques, et ce alors que cette cale est « le seul accès gratuit à la partie sud de la rade marseillaise, et qu’il est déjà sur-fréquenté »[4].

Le projet de la Marina s’accompagne d’une « requalification de l’espace public », selon le jargon urbanistique, dont l’objectif est « d’apaiser sensiblement le quartier » et de « fluidifier la circulation »[5]. L’argument des mobilités douces corrélée à l’apparition de nouveaux services du secteur tertiaire sert bien entendu à « accroître l’attractivité commerciale ». Ainsi, « riverains, commerçants et usagers du centre de voile » pourront profiter de ces nouveaux aménagements. Ces discours consensuels, propre au champ de l’aménagement urbain, laissent dans l’ombre notamment les motifs et raisons qui sous-tendent le dessin et l’organisation spatiale des aménagements, conçus et construits pour faciliter les contrôles policiers. Sans parler des caméras de vidéo-surveillance supplémentaires qui seront installées.

Quant au verdissement… « 350 arbustes et massifs ainsi que 5 arbres de haute tige seront plantés ». La logique comptable et le dérisoire du chiffre fait rire jaune : 5 arbres pour « renforcer la biodiversité et lutter contre les ilots de chaleur urbains ». Tout ça, en vue d’une densification de la nature sur le littoral… A cette allure ledit littoral sera probablement sous l’eau, bien avant que les « hautes tiges » aient atteint leur hauteur d’arbre adulte

 

Du sport pour une politique de l’apolitisme

A Marseille, il s’agit donc de construire le pôle olympique des sports nautiques, dits « de voile », qui regroupe différentes pratiques sportives historiquement et culturellement bourgeoises, ou du moins, élitistes[10]. Au-delà de ce rapport entre ces pratiques sportives spécifiques et habitus culturellement et socialement marqué, les Jeux Olympiques relèvent d’une organisation internationale majeure qui associe des fédérations, un CIO, et des entreprises (médias, entre autres) associées en tant que « partenaires officiels » aux CIO depuis 1985. Ils proposent un modèle universel et entretiennent une mythologie contemporaine puissante, que certain.es, à l’instar de Jean-Marie Brohm, se sont attelé.es à décortiquer[11].

Les discours de célébration du sport, repris par les états et leurs relais médiatiques, cachent des enjeux économiques et politiques. Par exemple, les fractures de développement économique se retrouvent dans les répartitions de participant.es aux jeux selon les pays et continents. De manière plus parlante géopolitiquement : on peut se souvenir de la campagne de boycott de la coupe du monde de foot de 78 en Argentine sous la dictature militaire que la France (parmi d’autres) ignora en envoyant quand même ses joueurs, de l’absence de boycott des jeux de Moscou en 1980 malgré l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, ou, plus récemment, de l’absences de boycott des mondiaux de football malgré les milliers de morts sur les chantiers et l’absurdité écologique liées entre autres aux dépenses en eau.

Au-delà du constat de la « politique de l’apolitisme » du mouvement sportif[12], la théorie critique du sport définit ce dernier d’abord comme une institution, « un système de compétitions physiques généralisées, universelles, ouvertes à tous, qui s’étend dans l’espace ou dans le temps et dont l’objectif est de mesurer, de comparer les performances du corps humain conçu comme puissance sans cesse perfectible »[13]. Si Brohm n’ajoute pas la critique du virilisme et du masculinisme inhérents, il pose bien ici l’idée de positivisme et d’idéologie du progrès (physique, mais en réalité, aussi technique) lié aux pratiques sportives. Les rapports de production capitalistes sont reproduits symboliquement et sous forme de spectacle, réifiant par ailleurs certains individus sur l’autel de la performance et du record. Paradoxalement, cette réification produise une décorporation : le sportif de haut niveau, mis sous les feux des médias, est vidé de désir propre, désubjectivé. L’objectivation est alimentée évidemment de mécanismes sexistes dès qu’il s’agit de compétitions féminines (on pense aux tenues réglementaires des joueuses de volley-ball, ou encore des gymnastes), et de mécanismes racistes qui comprennent l’exotisation des corps noirs.

L’idéologie du sport olympique telle que définie par l’un de ses plus fervents défenseurs modernes se pose ainsi : « Le sport c’est une école d’audace, d’énergie et de volonté persévérante. Par son essence, il tend vers l’excès ; il lui faut des championnats et des records et c’est sa belle et loyale brutalité qui fait les peuples forts et sains »[14]. La lecture nationaliste et darwiniste saute aux yeux, et si la citation a 100 ans cette année, force est de constater que cette ferveur vers toujours plus de spectacle ne semble pas près de cesser.

 

Contre ce projet et les JO en général

Depuis la restauration des jeux olympiques sous leur forme moderne, à savoir depuis 1896[15], l’olympisme constitue pour chaque État l’opportunité d’affirmer son pouvoir, sa puissance et sa place dans les relations internationales. D’un point de vue économique, les JO comme d’autres compétitions ou évènements d’échelle mondiale (comme les Foires Internationales) entraînent une débauche de moyens tant financiers qu’humains. La démesure de ces manifestations et les exigences de calendriers donnent lieu à des conditions de travail inacceptables, comme nous l’avons vu au Qatar pour le mondial de football 2023, où le nombre de décès atteint officiellement 6500 ouvriers[16]. Ces évènements servent une industrie du divertissement de masse au profit du BTP, des aménageurs, des sponsors sportifs, et des politiques qui courent après l’attractivité, écrasant la vie des travailleurs. Sous le soleil rien de nouveau, certes.

Par ailleurs, alors que les Jeux Olympiques sont la propriété exclusive du Comité International Olympique (CIO), et que c’est lui qui décide exclusivement de la répartition des fruits économiques de la chose, l’organisation et le financement relève de la responsabilité de la ville-hôte et du Conseil National Olympique (CNO), et donc des seules finances publiques. « Même pour ce qui concerne les opérations avec lesquelles le CIO va faire de l’argent (et beaucoup d’argent), ce sont aux organisateurs français des JO, donc les autorités publiques agissant avec de l’argent public, qui vont devoir s’organiser pour garantir les gains d’une organisation étrangère de droit suisse, le CIO. »[17] Il est aussi intéressant de noter que le CIO, lui, s’engage sur un montant qui ne sera pas dépassé, contrairement au pays-hôte qui doit prendre en charge toutes les dépenses d’infrastructures et de travaux d’aménagement, les plus importantes et difficiles à maîtriser. Pour les JO 2024, le budget est passé de 6 milliards à désormais 8 milliards, et ce n’est sûrement pas fini. A chaque édition, les budgets initiaux explosent largement : à Londres en 2012, on passait de 5 à 11 milliards, et à Tokyo en 2020, de 7 à 30 milliards.

D’un point de vue macro-économique, il est évident que la construction d’autant de mètres carrés bénéficie aux multinationales et grands groupes du secteur du BTP, qui engrangent de la thune supplémentaire et continuent à faire tourner leur machine extractiviste. Comme tout bon projet urbain, les JO et les projets qui y sont liés sont une occasion de fixer du capital dans de l’immobilier en coulant un maximum de béton, en inventer depuis le haut décisionnaire des besoins de type transports, tourisme, et restauration, quand des besoins aussi élémentaires que celui de l’accès pour tou.tes à des logements dignes ne trouvent pas satisfaction. Un des exemples le plus parlant à cet égard reste les destructions de favelas à Rio en 2016. Expulsions, contrôle policier, « rénovations », lissage des espaces et de leurs pratiques participent à la gentrification de nouvelles zones urbaines et à l’éloignement successif des populations précaires hors des espaces à valeur marchande.

Ces vastes chantiers semblent plus absurdes encore quand l’on observe les devenirs des bâtiments après la compétition : entre infrastructures abandonnées (voir au Brésil, encore une fois), signe ultime de la mascarade, ou réhabilitation en pôle carcéral du village olympique, comme aux USA à Lake Placid en 1980.

Cependant pour 2024, le CIO a appris de ses erreurs, et on nous annonce donc une bonne nouvelle : la majorité des équipements et des logements conçus pour accueillir les JO seront réversibles et constitueront un « héritage » profitables à tou.tes. Ainsi, les habitant.es du 93, département largement délaissé en termes d’équipements publics, pourront enfin avoir accès à des piscines convenables[18]. Toujours en métropole parisienne, la reconversion des Villages Olympiques et autres Villages des Médias sera une bonne occasion d’inviter un peu de « mixité sociale » dans ce département de pauvres : évidemment, les logements qui seront finalement mis à la location et à l’accession à la propriété après la période des Jeux Olympiques ne seront accessibles qu’à des « tout un chacun » un peu plus fortunés que les voisin.es du quartier de la Plaine, de la Cité des Franc-Moisins ou encore des immeubles insalubres du centre de Saint-Denis.

Et à Marseille, il est avancé que la nouvelle base nautique olympique deviendra un centre de voile municipal, accueillant par ailleurs le pôle France de voile (toujours viser l’excellence n’est-ce-pas), ainsi que les locaux de « l’unité de sécurisation et de protection du littoral de la police nationale ». Bonne ambiance.

 

Production architecturale : quelles entreprises derrière ce projet ?

Du côté des architectes, c’est un véritable conglomérat d’agences formé précisément pour ce projet olympique qui a remporté le concours. Ces entreprises ont désormais « fusionné », stratégie qui leur permet d’accéder à des commandes et des marchés toujours plus importants en termes de brassage d’argent et d’échelle, en collaboration avec de grands groupes industriels comme c’est le cas pour la marina olympique (association avec Vinci Construction). Dans une optique de recherche plus poussée sur le sujet il conviendrait de mener une enquête plus précise auprès de ces entreprises et du personnel y travaillant, afin de recueillir, au travers d’entretiens directifs et semi-directifs, des données sur les moyens humains et matériels mobilisés pour ce projet (combien de personne ont travaillé et combien de temps, sur quels ordinateurs, avec quels logiciels, selon quelle hiérarchie et chaînes de coopération, etc). Cela nous aurait permis d’avoir un regard plus précis et détaillé sur le travail réel nécessaire à la production de ce projet.

La première agence, Carta Associés, affiche sur son site internet 40 collaborateur.ices (stagiaires évidemment non cité.e.s) vient de fusionner avec Reichen & Robert (57 personnes, stagiaires non mentionné.es non plus), classée 34ème au classement par chiffre d’affaire des agences d’architecture françaises[19]. Les deux agences fusionnées ont désormais des bureaux dans 4 villes : Paris, Marseille, Nice et Rabat.

L’agence Carta a été développée par Roland Carta dans la lignée de son père, également architecte : la reproduction sociale et la transmission patriarcale sont monnaie courante dans la profession. Roland Carta est président du conseil d’administration de la Mutuelle des Architectes Français, ce qui sans doute lui confère un réseau professionnel et un pouvoir symbolique certain, la MAF ayant quasiment le monopole de la mutuelle professionnelle des architectes en France. Désormais, trois autres personnes sont associées à la direction de l’agence.

Quand Roland Carta s’exprime sur son projet, il le raconte comme « une réponse liée à la personnalité de l’architecte ».

 

Deuxième composante, l’agence Rougerie + Tangram[21], composée de « 80 professionnels représentant une douzaine de nationalités, performants, motivés et complémentaires pour mettre au service de tous sa créativité, ses ambitions écologiques ». Voilà qui pose un certain programme idéologique : universalisme, performance, motivation. On est en plein dans la novlangue managériale au profit d’une écologie green-washée.

Le site internet montre une organisation du travail par pôles : architecture, urbanisme, paysage, chantier, et laboratoire de Recherche & Développement[22]. Ce type de laboratoire permet le dépôt de « brevets », qui tombe sous le droit de la propriété industrielle et non sous le droit d’auteur auquel sont d’ordinaire affiliées les productions architecturales. Le « Lab » de R&D de Rougerie + Tangram est décrit sur ce site comme : « laboratoire de recherche prospective, fondamentale et appliquée, le rêve et le pragmatisme se rejoignent dans une approche multidisciplinaire » dans laquelle « la passion et l’audace pour développer une architecture biomimétique visionnaire sont ses maîtres mots »[23].

 

Le génie masculin et les nouveaux oripeaux du colonialisme version cybertech

Pour mieux comprendre cette référence à « l’architecture biomimétique visionnaire », creusons un peu autour de la personne de Jacques Rougerie (nous parlons bien de l’architecte, et non de l’historien spécialiste de la Commune de Paris).

Jacques Rougerie, 78 ans, s’est auto-proclamé « spécialiste de la mer ». Il est membre de l’Académie des Beaux-Arts depuis 2008. Il est à l’origine de « projets pour l’exploration des océans », notamment à travers la conception de vaisseaux d’exploration des mers. Il conçoit également un projet nommé Sea-Orbiter, censé être l’équivalent de la station spatiale internationale, mais sous la surface océanique. Ce projet, dont la construction fût initiée en 2014 mais depuis interrompu, devait aboutir sur une mise à l’eau d’un prototype devait être mis à l’eau en 2020. L’idée à terme derrière cette exploration et cette station d’observation serait, à terme, tout simplement, de permettre l’établissement de communautés humaines dans les océans : l’exploitation des terres non immergées du globe ne lui suffit pas. Les images mises en avant sur le site internet laissent penser à une forme de colonisation pure et simple des océans (ici insérer image), on est assez loin des théories d’Isabelle Stengers ou de Donna Haraway [24]. Passionné par les nouvelles technologies, les aéroports, les habitats sous-marins et les villages flottants, Rougerie se revendique d’une architecture « biomimétique » et « bio-inspirée », c’est-à-dire, qui copie les formes du vivant pour créer des formes architecturales, urbaines, ou en l’occurrence, de vaisseaux sous-marins.

Accessoirement membre de l’Académie d’Architecture, Officier des Arts et des Lettres et Chevalier de l’ordre National de la Légion d’Honneur, Jacques Rougerie s’est créé en 2009 une petite Fondation, à son nom, présidée par … Albert de Monaco ! Dans le conseil d’administration ne figurent que des noms d’hommes, dont Xavier Darcos. Parmi les mécènes soutiens on compte le groupe Vicat (coucou le béton), cardinal édifice (NGE bâtiment), Legendre… Et ces soutiens sont pour le moins nécessaires, car les ambitions de sa fondation sont extra-planétaires et se dirigent vers, outre les océans, l’espace galactique : « Agir pour une prise de conscience planétaire des grands enjeux de la mer et de l’espace pour le futur de nos civilisations ». L’exploitation des terres non immergées du globe ne lui suffit apparemment pas. Par ailleurs, il s’agit aussi « d’encourager l’audace et l’innovation des visionnaires », de « révéler les Léonard de Vinci, Jules Verne, Gustave Eiffel, FL Wright, Le Corbusier, Yves Klein »[25] du XIXe siècle.

La fondation Jacques Rougerie organise donc des concours, dont les projets lauréats constituent au fil des années une « banque de plusieurs milliers de projets » pour « bâtir le monde de demain ». La vision écologique est ici technologisante, et on peut affirmer sans verser dans l’anti-tech que ces projets sont vides de toute critique ou même mise en doute de l’idéologie progressiste et du rêve technologique voire cybertechnologique (qui ici n’est ni pirate ni révolutionnaire). Le travail (gratuit, faut-il le préciser) de ces étudiant.es participant aux concours de cette fondation, participent par ailleurs à l’aliénation et à la mystification du travail « artistique » (ou créateur) en légitimant ce travail impayé à la faveur d’une « reconnaissance » par la compétition. Reconnaissance relative par ailleurs, chaque projet se trouvant, sur le site internet, noyé parmi une multitude d’autres projets. Les projets semblent d’ailleurs tous similaires les uns aux autres dans leur esthétique, (re)produite grâce à quelques logiciels hégémoniques : images 3D rutilantes, futurisme holywoodien, 4K , formes d’inspiration animales ou végétales.

 

Certains ressorts idéologiques des analogies entre « vivant » et architecture ont été étudiés (entre autres) par Kenny Cupers et Charles L. Davis II. Ce dernier, dans son ouvrage Building Character[26] , avance la thèse d’un nationalisme organique propre aux États-Unis,développé au tournant du 19ème et 20ème siècle, qui permet l’intrication de l’idée d’état avec celle de pureté de la nature, oblitérant fondamentalement les populations indiennes pré-existantes et leurs modes de vie. Il montre également comment le paradigme organique qui sous-tend ce nationalisme, et qui sous-tend également le travail de Rougerie,  est basé sur la foi en la science et sur des parallélismes formels et physiques qui peuvent être dangereux. Charles L. Davis II reprend notamment les tables iconographiques de Viollet-le-Duc, qui utilisait les profils raciaux pour expliquer et naturaliser historiquement les évolutions des types architecturaux afin de rappeler que ces rapprochements peuvent vite être mis au service d’une idéologie raciste européano-centrée et blanche.

(ici insérer image : la retrouver !)

Kenny Cupers a pour sa part travaillé sur les fondements environnementalistes du modernisme dans l’Allemagne impériale au tournant du XXème siècle, et notamment sur le développement des notions d’Heimat et de Bodenständigkeit et leur rôle dans la légitimation des processus coloniaux internes à l’empire . L’idée d’un ordre social naturel pré-établi [27], existant dans les formes « traditionnelles » et « naturalisées » des villages allemands, sous-tend la pensée de folkloricistes comme Mielke ou Schultze-Namburg . Elle est reprise pour la construction des « settlements » allemands en Prusse et en Pologne entre 1896 et 1918. Sa recherche exemplifie comment des principes biologiques sont étendus à la géographie, et légitiment ainsi la colonisation et la domination. Dans l’idée : comme une plante étend ses racines, le peuple allemand et la nation doivent s’étendre leur influence et ses installations. Les colonies allemandes « intérieures » et les nouveaux villages sous-océaniques que Jacques Rougerie se fait une joie de dessiner sont saturés de la pensée (et de l’imagerie) d’un ordre métabolique.

Plus généralement, Jacques Rougerie, grâce aux services de ses dizaines de salarié.es, utilise dans son travail des images d’une « nature »[28] idéalisée qu’il met au service d’un discours d’apologie du progrès technique et d’une foi aveugle en la science. Ce progrès, dans ces discours, est évidemment l’oeuvre de grands hommes blancs, nécessairement hautement technologique, bien sûr colonisateur de nouveaux espaces encore peu explorés par l’humain, mais surtout tout à fait écologique. Le biomimétisme architectural permet donc ici de défendre un projet sociétal qui dépouille l’idée d’écologie de tout son sens en y associant extractivisme, industrie, spectaculaire et technologie, et qui n’interroge par une seconde les rapports de production ayant cours dans ces-dites « oeuvres ». Ces méga projets ne peuvent que résulter de rapports d’exploitation, tant aux niveaux des entreprises d’architecture ou de construction qu’au niveau de l’extraction même des matériaux mis en œuvre. C’est donc, sous couvert de la pureté associée à l’idée de « nature », une belle enfumade que Jacques met au service de ses amis les maîtres d’ouvrages, se plaçant ainsi dans une tradition idéologique douteuse.

 

Le projet architectural de la Marina : entre discours et images[29]

Le projet retenu présente selon le jury du concours une certaine « maîtrise des coûts » ainsi qu’un « l’impact environnemental réduit ». On serait face à une architecture « peu ostentatoire » du fait de bâtiments à un seul étage (le lien entre faible hauteur et manque d’ostentation est pour le moins bancal). En outre, il s’agirait d’un projet « adaptable » et « modulable », ce qui semble avoir influé sur la décision du jury qui se soucient dorénavant des devenirs des infrastructures olympiques, bien sûr…

La Marina serait conçue « comme un anneau tourné vers la mer et parfaitement inséré dans son environnement ». La symbolique de l’anneau, qui évoque mariage, union, et paix est ici implicitement mobilisée. S’ensuit la logorrhée habituelle pour qui fréquente les discours d’auto-légitimation des architectes sur leurs projets. Il s’agirait de « s’inscrire dans le site sans abîmer, sans dégrader ». Est-il utile de rappeler que si le discours assumait ce qui allait être modifié, dégradé, extrait pour construire, personne n’aurait envie de leur projet neuf. On est dans un maniement du langage qui se veut certes une opération de persuasion mais également performatif[30]. Or la qualité d’un espace ou d’un bâtiment ne se déclare pas, elle se construit. L’insertion parfaite et presque « pure » dans un environnement est l’un des mythes récurrents de l’architecture, qui oblitère à la fois les enjeux de propriété foncière, et les coûts humains matériels et écologiques liés à la construction. Le plan du bâtiment reprend la typologie de la « rotonde », forme au caractère royaliste voire néoclassique – au passage, la rotonde la plus connue de l’architecture française, celle de La Villette par Ledoux, servait à la perception de l’octroi[31] avant la Révolution française. Celle-ci est divisée en 6 parties fonctionnelles : technique, direction de la mer, encadrement pédagogique, magasin de stockage du matériel et vestiaire, espace « pôle France de voile ». Cette rotonde sera couverte de « grands portes à faux, avec une « toiture qui ondule comme une plage ». On rirait presque. La question de l’écologie se trouve tout aussi vite balayée par l’architecte : « ne cherchons surtout pas à parler de chiffres et du nombre de mètres carrés ». Invisibiliser les réalités financières et ce qui est quantitativement mesurable : une façon de ne pas rendre compte de l’absurdité de tels projets. Comme souvent pour les projets en bords de mer, le discours est renforcé par l’emprunt d’un champ lexical métaphysique et poétique. Ainsi de la description du lieu du projet, qui se tient là « où se réunissent à la fois l’horizon et la ville […], sur cette limite entre la terre et la mer ».

Qu’est-ce-que cette rhétorique romantique vient indiquer ? Une sensibilité particulière de l’architecte ? Elle efface en tous cas, et invisibilise, ce qu’est ce site : une construction artificielle des années 70, qu’il n’y a pas lieu de romantiser. Face à la mer Méditerranée, dont la traversée chaque jour par des personnes fuyant leurs pays rend visible la nécropolitique et le racisme des états de l’Union Européenne.

 

 

 

[1] On pense en premier lieu aux jardins ouvriers d’Aubervilliers, partiellement détruits pour la construction de la future piscine olympique.

[2]https://riot-editions.fr/ouvrage/apres-la-revolution-hors-serie-jo-paris-2024-carnets-de-luttes/

[3] maire de Marseille de 1953 à 1986

[4]https://marsactu.fr/bref/les-plaisanciers-de-la-rade-sud-prives-de-mise-a-leau-par-les-jo-2024/

[5] Voir le site internet de la Métropole.

[6]https://gomet.net/marina-olympique-des-jo-2024-un-projet-bien-plus-que-sportif/

[7]https://www.marseille.fr/logement-urbanisme/actualites/la-ville-de-marseille-met-aux-encheres-trois-biens-vacants-municipaux

[8] selon Renaud Muselier, président de la région Sud-Paca

[9] https://marsactu.fr/marseille-veut-que-le-tourisme-lui-rapporte-25-milliards-deuros-en-2025/

A voir aussi, un immeuble évacué sur la Canebière est aujourd’hui en cours de réhabilitation… pour devenir un hôtel de luxe sur la canebière, quand d’autres bâtiments rénovés restent en « jachère spéculative ».

[10] Jean-Marie Brohm, « L’olympisme ou la continuité d’une idéologie totalitaire », Outre-Terre, vol. 21, no. 1, 2009, pp. 75-87

[11] Voir aussi J-P. Augustin et P. Gillon, L’Olympisme : bilan et enjeu géopolitiques, Armand Colin, Paris, 2004.

[12] Defrance Jacques, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif » in: Politix, vol. 13, n°50, Deuxième trimestre 2000. Sport et politique, ss dir. C. Lemieux et P. Mignon, pp. 13-27.

[13] Jean-Marie Brohm, Sociologie politique du sport, Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 85

[14] Baron de Coubertin, Discours de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Hiver, Chamonix, 5 février 1924. In Message Olympique, 1992, p. 5.

[15] Eûrent lieu à Athènes. Pierre de Coubertin joua un rôle majeur dans cette « rénovation ».

[16]https://www.huffingtonpost.fr/sport/article/coupe-du-monde-au-qatar-d-ou-vient-le-chiffre-de-6-500-ouvriers-morts_208528.html

[17] JO Paris 2024. Carnets de luttes, Hors-série mars 2022, Après la Révolution, Riot éditions

[18]Avec 175 millions de budget, on devrait avoir de quoi faire. La question de la tarification future et des conditions d’éventuelles gratuité n’est bien sûr jamais mentionnée.

[19]  8 413 000€ de chiffre en 2020, voir magazine D’A, 2022

[20]https://mprovence.com/jo-2024-la-future-marina-olympique-sort-de-terre-2-5/

[21] 69ème du classement par chiffre d’affaires précédemment cité.

[22] Les laboratoires de R&D se développent en France à partir du début des années 70, notamment via des traductions d’ouvrages étatsuniens de management d’entreprise ou leurs ré-interprétations. Voir par exemple Raymond Saint-Paul, Recherche et développement, Paris, Dunod, 1966. Il s’agit d’accroître les connaissances en interne, dans l’entreprise, pour pouvoir ensuite directement modifier les techniques de production voire le type de production en soi.

[23] Un coup d’œil sur le site internet de l’agence est par révélateur.

[24] Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, Paris, La Découverte, 1997. Et Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Éditions des mondes à faire, 2020.

[25] Ça nous saute aux yeux mais on précise : ni femme ni personne racisée dans cette liste.

[26]Charles L. Davis II, Building Character, The Racial Politics of Modern Architectural Style, University of Pittsburgh Press, 2019. On ne saurait que conseiller aussi la lecture de Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present, University of Pittsburgh, 2020.

[27] conférence du 5 avril 2022 à l’Ecole de la Ville et des Territoires sur youtube : https://youtu.be/F0O_Nkkh2kI, Mais aussi :

[28]Manifestement, Monsieur Rougerie n’a pas entendu parler de Monsieur Descola, qui nous bassine pourtant assez régulièrement pour nous rappeler que l’idée même d’une « nature » séparée de la « culture » peut être revue.

[29] On se base ici sur une critique des discours produits par Roland Carta, dans une interview trouvée sur internet, et sur les images du projet.

[30] Voir John Longshaw Austin.

[31] Impôt sur les marchandises.

[Radio] Métropole et contre-pouvoirs habitants

Le 23 janvier 2021 à la Parole Errante à Montreuil, une centaine de personnes sont venues regarder La Bataille de la Plaine (film de Primitivi), écouter et prendre part à la table ronde qui s’en est suivie (sur les luttes urbaines et la métropole), puis boire un verre et discuter avec des ami.e.s, des inconnu.e.s. Cela, en plein couvre-feu.

Ce reportage est une archive sonore de ce rassemblement organisé par le GRAPE, et des débats qui s’y sont tenus.
Après presque un an de gestation, on est très heureuxses de pouvoir enfin le partager.

—> à écouter sur Arte Radio : contre-pouvoirs-habitants-en-metropole#

Merci à La Parole Errante, à Nicolas Burlaud de Primitivi, à Christina, Martina et Thomas de Prenons la Ville, à Clément des Lentillères, à Antonio Delfini des APU de Lille, à Cécile Gintrac du Comité de vigilance JO 2024 Saint-Denis qui avait répondu positivement à notre invitation même si elle n’a finalement pas pu venir.

A Tomagnetik et ses amiEs venu coller ses photos sur les murs de la Parole Errante, et à toustes nos amiEs qui ont filé la main.

Quelques ressources liées aux intervenantEs :
– Primitivi (Marseille) : https://www.primitivi.org/
– La revue L’En ville, produite par Prenons la ville (Montreuil-Bagnolet) : https://infokiosques.net/spip.php?auteur538
– Le site des Lentillères (Dijon) : https://lentilleres.potager.org/
– Le livre d’Antonio Delfini et Rafaël Snoriguzzi, Contre Euralille. Une critique de l’utopie métropolitaine. Lille, Les Étaques, 2019.
– Les Ateliers Populaires d’Urbanisme de Fives (Lille) : https://www.apufives.org/
– Le livre de Cécile Gintrac et Matthieu Giroud, Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain. Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014.
– Le Comité de vigilance JO 2024 Saint-Denis : https://vigilancejo93.com/

Les textes lus qui accompagnent l’audio :
– Revue Z, « La petite planète des grands singes », Z n°4, 2009, p. 69.
– Prenons la ville, « Une gestion urbaine à la cool », L’En-Ville n°3, 2020, p. 19-21.

Musiques :
Olympe4000 – Dioxyde de carbone
Transient Cat – Still There. Editions1OF1
Jul – Parfum Quartier
Rohff – La Grande Classe
PNL – La Misère est si belle
Bear Bones, Lay Low – Antennae Exchange Salon
Apulati Bien – ZACO
Yung Hurn – FDP (prod. YVNGSHOKU)
SCH feat. Jul – Mode Akimbo
Aphex Twin – Polynomial C

Fabrication de la carte de Douarnenez

Invitation aux architectes

Invitation aux architectes :
Rejoignez les Soulèvements de la Terre

Cette invitation s’adresse à tous, et notamment à celles et ceux qui travaillent dans les agences et écoles d’architecture, bureaux d’études et d’urbanisme. Plus encore, elle s’adresse aux étudiant.es de ces disciplines qui peuvent se sentir démuni.es face à des enjeux politiques qui les dépassent – les auteur.ices de ce texte en savent quelque chose pour être passé.es par là il y a peu. Nous pensons qu’il est temps de sortir des cadres du travail salarié, de l’auto-entreprenariat et du marché qui nous empêchent d’avancer de manière efficiente vers une écologie populaire et radicale. Rejoindre les mouvements qui luttent face à la machine de la croissance et du capital dans laquelle nos professions sont prises est pour nous une piste bien sérieuse.

Rejoignons-nous à Saint Colomban (44) les 19, 20 et 21 juin et en Île-de-France du 29 juin au 3 juillet pour soutenir le blocage des industries de la construction responsables de l’artificialisation des sols et du dérèglement climatique.

Extrait de l’affiche Acte 5 des Soulèvements

La transition n’aura pas lieu : l’écologie mainstream comme leurre

Les secteurs de l’économie auxquels nos professions sont intégrées ont une part de responsabilité considérable dans le dérèglement climatique, l’artificialisation des sols et la pollution en général. Loin de participer à la construction d’un monde désirable, l’aménagement du territoire et le BTP contribuent largement au désastre écologique en cours et maintiennent l’ordre social dominant.

Depuis plusieurs années, la question écologique a pourtant largement progressé dans nos disciplines et plusieurs imaginaires se sont développés pour tenter d’apporter des réponses. Ces réponses dites « écologiques » consistent le plus souvent à employer des matériaux moins polluants, à prioriser la rénovation ou la réhabilitation et à atteindre de bonnes performances thermiques. La stratégie de la « transition écologique » consiste quant à elle à additionner de nouvelles solutions techniques jugées plus vertueuses en espérant qu’elles deviennent un jour hégémoniques. Dans le secteur de l’aménagement du territoire, l’argumentaire écolo se réduit principalement à un verdissement. Parfaitement intégré aux stratégies de communication et aux agendas de développement, il permet de masquer le rythme toujours croissant de la destruction de l’environnement.

Nous pensons que cette écologie mainstream fait trop souvent abstraction des rapports de force, de classes, de dominations, et privilégie des compromis inopérants. Pour les pouvoirs publics comme pour les entreprises privées, elle est avant tout un outil marketing permettant d’obtenir le soutien de l’opinion publique dans la réalisation de projets bien souvent inutiles, écocidaires ou inégalitaires – à l’image du Grand Paris et des JO2024 qui justifient spéculation, bétonisation et gentrification. Quant à l’idée de « transition », elle nous semble tout à fait illusoire et dangereuse. Miser sur le verdissement progressif des modes de construction est un pari futile face à des rapports de force si disproportionnés et à l’urgence de la situation. Nous dénonçons l’attitude qui justifie ce pari en prônant la patience et la modération, et nous revendiquons plutôt une écologie sans transition1.

Sortir de l’impuissance

La difficulté de formuler, depuis les métiers de l’architecture, de l’urbanisme ou de l’aménagement, une réponse réellement radicale tient à la place que nos métiers occupent dans le processus de production de l’espace. Directement tributaires du pouvoir politique et des détenteurs de capitaux, ils sont dans une position asservie.

Pour sortir de cette impuissance, il semble nécessaire de s’affranchir des cadres rigides de l’économie capitaliste : travail salarié, auto-entreprenariat, marché, profit et concurrence généralisée. Il est également crucial de ne plus considérer le projet architectural ou urbain – aussi astucieux soit-il – comme une « solution » suffisante à la crise écologique. Nous devons donc élargir nos horizons et nos imaginaires en rejoignant des organisations collectives et en apprenant auprès de pratiques offensives2. Au croisement entre les enjeux de production de l’espace et de ceux de l’organisation politique, nous considérons les Soulèvements de la terre3 comme une forme de lutte pouvant réinterroger nos pratiques, nos projets, nos chantiers et nos écoles.

L’appel des Soulèvements de la terre

En janvier dernier, plus d’une centaine de paysan.es, activistes écologistes, et habitant.es en lutte contre des projets d’aménagement imposés se sont rassemblé.es dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes autour de constats communs. Premièrement, l’accès à la terre – enjeu central des luttes écologistes et paysannes – est menacé par le ravage organisé par l’agriculture industrielle et la bétonisation massive. Deuxièmement, les luttes et les alternatives, isolées les unes des autres, restent trop souvent impuissantes et nécessitent une organisation commune.

Cette rencontre a donc permis d’élaborer un programme d’actions4 qui entend rassembler largement pour soutenir des luttes et pour formuler des réponses collectives au problème de l’artificialisation des terres. Les modes d’actions choisis vont de l’occupation (pour soutenir des installations paysannes) au blocage de chaînes de production. Les Soulèvements de la Terre visent à encourager les expérimentations politiques et productives, comme la Zad de Notre-Dame-des-Landes ou le quartier libre des Lentillères à Dijon. Plus largement, ces actions entendent construire de nouveaux rapports de force face aux infrastructures industrielles qui rendent ce monde invivable.

Le programme de l’été


Les deux dernières actions de cette première saison des Soulèvements de la Terre ont lieu dans quelques semaines, et concernent tout particulièrement cette industrie de la construction dans laquelle nous sommes indéniablement pris.es.

A Saint-Colomban, petite commune rurale de Sud-Loire à 25 km de Nantes, paysan.es et habitant.es font face un projet d’extension sur des dizaines d’hectares des carrières de sable Lafarge et GSM. Ce sable est principalement destiné à alimenter l’industrie du BTP et la folie des grandeurs de Nantes Métropole. Le reste est englouti par le maraîchage intensif sous serre qui accapare les terres environnantes et menace le bocage, le substituant par une mer de plastique.

Un rassemblement est organisé les 19, 20 et 21 juin par un collectif d’habitant.es. Une manifestation, des ateliers et des discussions autour du maraîchage biologique et de l’écoconstruction accompagneront une action de blocage pour exiger l’abandon immédiat du projet d’extension.

Plus d’informations : https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/lappel-de-st-colomban-et-le-programme-des-3-jours

En Ile-de-France, le projet de la Métropole du Grand Paris ravage le peu de terres agricoles restantes. Les habitant.es voient leur territoire transformé par des ambitions toujours plus mégalomaniaques. L’industrie de la construction, qui irrigue quotidiennement les chantiers du Grand Paris, se trouve précisément à l’intersection entre les ravages écologiques entraînés par la croissance urbaine illimitée et les injustices de classe causées par la marchandisation de la ville, la spéculation et la gentrification.

Du 29 juin au 3 juillet, le Grand Péril Express, une série de blocages d’envergure, et pensés pour être rejoignables, se tiendront en Ile-de-France pour dénoncer l’impact écologique de l’industrie de la construction et du projet du Grand Paris.

Plus d’informations : https://lessoulevementsdelaterre.org/blog/grandperilexpress

Hâte de vous y retrouver !

Le G.R.A.P.E.

Groupe de Recherche et d’Action sur la Production de l’Espace

 

1 « Pratiquer une écologie sans transition consiste à interrompre dès maintenant l’oeuvre destructrice de l’économie et à composer les mondes dans lesquels nous voulons vivre. Et cela, d’un même geste. » Désobéissance Ecolo Paris, Ecologie sans transition. Divergences, Paris, 2020.

2Déjà, en mars 2021, une tribune paraissait en évoquant des pistes similaires à celles-ci : https://topophile.net/savoir/ne-charrettons-plus-pour-un-monde-deletere/

3L’appel aux Soulèvements de la terre : https://lessoulevementsdelaterre.org/appel

4Le programme des Soulèvements de la terre : https://lessoulevementsdelaterre.org/programme-saison-1

[Opinion] L’écologie en architecture

L’écologie en architecture n’est-elle qu’une question de construction ?

[Note de la rédaction] : Nous publions ici une contribution parue également ce mois ci dans le Bulletin N°57 « Comment faire » (mai 2021) de la Société Française des Architectes. Son auteur Jean-Marie Lavigne, architecte DPLG, porte un regard critique sur l’écologie de façade en oeuvre dans le bâtiment.

 

Après avoir massivement ignoré les questions écologiques pendant des décennies, les architectes français semblent s’être soudainement rendu compte de l’urgence et de la gravité de la situation actuelle. Bien que de nombreuses écoles d’architecture fassent encore de la résistance, les concepts de réemploi, d’économie circulaire, de matériaux biosourcés ou de bilan carbone sont désormais familiers pour la plupart des jeunes architectes. Depuis quelques années, différents groupes, collectifs et mouvements se sont agrégés autour des problématiques écologiques et, a priori, on ne devrait que se féliciter d’une telle effervescence. Néanmoins, les innombrables compromissions et l’absence de positionnement politique de ces nouvelles tendances les rendent souvent inconsistantes, voire contestables, si ce n’est dangereuses.

Dans l’histoire des politiques de construction françaises, le lien organique qui unit la classe politique aux intérêts des entreprises capitalistes n’est plus à démontrer. Depuis la loi Loucheur[1] jusqu’au récent plan de rénovation thermique trusté par Saint-Gobain[2], le conflit d’intérêts a toujours été la norme (NF). En revanche, le rôle des architectes dans le développement historique de l’industrie capitaliste est bien moins connu. Malgré les quelques pistes d’explicitation données par Manfredo Tafuri dans les années 60-70, le sujet semble avoir été relégué aux oubliettes.

Pourtant, aujourd’hui plus que jamais, il semble nécessaire de réexposer toutes les manières par lesquelles les discours et les pratiques des architectes s’inscrivent, consciemment ou non, dans les logiques d’expansion et de consolidation du capitalisme industriel et financier. Pour ce faire, on peut s’appuyer sur l’analyse de deux tendances qui semblent particulièrement représentatives de l’engagement récent des architectes en faveur de l’écologie : le Réemploi et la Frugalité.

Dans ces deux tendances, l’écologie est appréhendée à travers le prisme de la construction, des matériaux et de leur mise en œuvre. Réemployer un matériau déjà usité ou avoir recours à un matériau « naturel » (peu transformé) reviendrait à réduire la consommation de ressources et d’énergie, à limiter la production de déchets, et donc, à préserver la planète. « Penser global, agir local » pourrait être le mantra de toutes ces tendances, du Bellastock à la Frugalité heureuse et créative, de Architects declare à Amaco et Craterre, en passant par le Réseau EnsaEco, Anatomies d’architecture, et bien d’autres encore.

En revanche, on n’entend rarement (jamais ?), dans les discours de toutes ces organisations, d’appels à démanteler l’industrie cimentière, à stopper net l’artificialisation des terres, à dé-financiariser la production du logement, à interdire la prolifération d’immeubles de bureaux qui resteront vides, bref, à freiner puissamment et durablement cette machine infernale qu’est l’industrie du BTP et de l’immobilier. Ces revendications, que certain.e.s pourront juger « peu réalistes », correspondent pourtant au niveau d’exigence minimal que l’on est en droit d’attendre de la part d’organisations qui prétendent agir dans la lutte écologique. Construire en terre, en paille ou en matériaux recyclés n’a aucun sens si cela revient à reconduire les mêmes ZAC sinistres, les mêmes centres commerciaux obscènes et les mêmes villages olympiques mort-nés. L’objectif de décroissance, qui ne signifie rien d’autre qu’une forme de sortie du capitalisme[3], devrait donc devenir l’horizon commun de toutes celles et ceux qui veulent lutter contre le désastre écologique actuel.

Les Réemployeurs et les Frugaux-heureux pourraient objecter qu’ils s’intéressent à des problèmes de construction et de mise en œuvre, tandis que nous soulevons ici des enjeux liés à la programmation, à l’urbanisme et à la planification. Les terrains de lutte se situent sur des échelles différentes, mais complémentaires. Il n’y aurait donc ni incompatibilité, ni contradiction entre nos positions respectives ; la discussion s’arrêterait là.

Cependant, cette forme de réconciliation rapide reviendrait à faire fi d’une deuxième question, autrement plus épineuse : celle de la récupération, par les acteurs capitalistes, de tout l’effort de recherche, de publication et de vulgarisation mené par ces groupes d’architectes écolos. En effet, pour mieux désamorcer les critiques qui leur sont légitimement adressées, les majors du BTP doivent sans cesse reverdir leur image publique en soutenant, ici et là, quelques petits projets exemplaires portés par l’économie sociale et solidaire. Ce soutien, comparable à une forme de mécénat, est bien sûr non rentable sur le plan financier, mais très profitable sur le plan symbolique[4].

Ainsi, les micro-projets de réemploi soutenus par Bouygues, Vinci ou BNP[5] offrent un exemple flagrant de cette récupération de pratiques ancrées à l’origine dans des modes de production vernaculaires ou dans des contre-cultures marginales. Les recherches sur la construction en terre, comme l’a montré un article récent paru sur Terrestres[6], font également l’objet de toutes sortes de perversions et de dévoiements. Il en va de même pour la construction-bois et sa colonisation progressive par les filiales de majors du BTP comme Arbonis (filiale de Vinci) ou WeWood (filiale de Bouygues). Quant au phénomène d’institutionnalisation du squat par les promoteurs publics et privés, assistés par leurs « architectes frichiers », il a déjà été maintes fois analysé[7]. Dans toutes ces opérations de greenwashing – sans aucun impact global sur les courbes d’extraction, d’émissions et de pollutions – les architectes écolos sont souvent aux avant-postes pour transformer les pratiques artisanales, low tech, non capitalistiques, voire anticapitalistes en nouvelles sources de profit symbolique ou financier.

La collaboration au verdissement du système économique actuel et l’appel à un Green New Deal[8] n’étant pas une voie crédible pour sortir de l’impasse écologique, il nous semble fondamental que les architectes s’allient aux fronts écologiques radicaux – c’est-à-dire décroissants, anticapitalistes et antiproductivistes – pour s’attaquer non plus aux symptômes de la catastrophe, mais à ses causes profondes. Plutôt qu’une meilleure circulation des déchets de construction, nous avons surtout besoin d’un véritable contrôle démocratique sur les projets de démolition et d’extension. Plutôt qu’une « économie de moyens »[9] et une « frugalité » rimant avec austérité, nous revendiquons une réelle mise en commun des biens, des richesses et des moyens de production. Plutôt que d’encourager le pullulement de start-up du développement durable, nous devons réinterroger toutes les divisions du travail existantes.

Le défi d’une architecture réellement écologique ne peut se réduire à une question de matériaux de construction. Elle ne peut non plus se dispenser d’une analyse objective des rapports de force en présence dans le secteur du bâtiment. En appeler à la « sagesse » des industriels du ciment, construire des micro-utopies aussi vertueuses qu’exceptionnelles, toutes ces actions désespérées ne permettront pas de renverser les structures productives responsables de la catastrophe en cours.

Il est grand temps désormais de reconnaitre la dimension nécessairement conflictuelle de toute lutte écologique et de s’y engager avec lucidité et détermination.

J-M Lavigne, architecte DPLG

[1] Nicolas de la Casinière, Les prédateurs de béton, enquête sur la multinationale Vinci, Libertalia, 2013

[2] Emeline Cazi, « Rénovation énergétique : Saint-Gobain à la tête du groupe de travail sur les politiques publiques », Le Monde, 2 septembre 2020

[3] Frédéric Lordon, « Problèmes de la transition », La pompe à phynance, 16 mai 2020

[4] Ainsi, le groupe Eiffage – mis en cause en 2018 pour ses petits arrangements avec Daesh – redore son image à peu de frais en soutenant le concours étudiant d’architecture « sobre et engagée » !mpact, inspiré du Manifeste de la frugalité heureuse et créative.

[5] Marie-Noëlle Frison, « Des grands noms de l’immobilier s’engagent pour le réemploi des matériaux », Le Moniteur, 18 septembre 2020

[6] Aldo Poste, « Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, 2 novembre 2020

[7] Antoine Calvino, « Les friches, vernis sur la rouille ? », Le Monde diplomatique, avril 2018

[8] Clara Simay et Philippe Simay, « L’école du réemploi : pour un Green New Deal de la construction », Métropolitiques, 29 juin 2020

[9] Éric Lapierre, exposition à la Triennale de Lisbonne, 2019

[Evenèment] Contre-pouvoirs habitant.es en métropole

Autour du thème « Métropole et contre-pouvoirs habitants », nous organisons une première rencontre le samedi 23 janvier 2021 à la Parole Errante (Montreuil).
Depuis quelques années, le concept de Métropole est devenu une référence incontournable, dans les discours institutionnels aussi bien que les discours critiques et militants. La Métropole désigne un phénomène globalisant, total, dépassant les limites de la ville traditionnelle et recouvrant l’ensemble du territoire. Synonyme de vie aliénée et soumise aux impératifs capitalistes, planifiée de manière autoritaire et technocratique, la Métropole échappe au contrôle démocratique de ses habitants. Dès lors, les appels à habiter « contre » la Métropole, à « saboter » la Métropole ou bien à penser les luttes « depuis » la Métropole se multiplient. 

Pour débattre de ces questions, nous commencerons à 13h par la projection du film La Bataille de la Plaine (2020) en présence de l’équipe des réalisateur.rices de Primitivi. Avec Sandra Ach, Nicolas Burlaud et Thomas Hackenholz.

Puis, à 15h, une table-ronde réunira une dizaine de membres de collectifs engagés dans différentes luttes urbaines :
– Antonio Delfini fondateur de l’Atelier Populaire d’Urbanisme de Fives et auteur de Contre Euralille (2019),
– trois représentant.es du collectif Prenons la Ville (Montreuil-Bagnolet),
– un membre du quartier libre des Lentillères (Dijon),
– Nicolas Burlaud de Primitivi
– et Cécile Gintrac (indisponible) membre du Comité de vigilance JO 2024 et auteure de Villes contestées (2014).
Table-ronde animée par duo de choc du GRAPE.

 

Tout au long de l’après midi, Prenons la Ville, tiendra un infokiosque avec leurs zines d’En Ville et leur cartographie des expulsions. Ils seront accompagnés par le Sabot, revue littéraire de sabotage qui viendra présenter sa dernière publication « Saboter la ville ».

 

A voir aussi sur place, la très belle expo de Tomagnetik sur la Plaine. Connu pour avoir été jusqu’en 2019 « l’œil de la Plaine » il est venu pour l’occasion, coller ses grands formats sur la façade et dans la Grande salle de la Parole Errante.

La Bataille de la Plaine !

La Bataille de la Plaine !

Un film de Sandra Ach, Nicolas Burlaud et Thomas Hakenholz, 2020.

 

Projection à 14h samedi 23 à La Parole Errante dans le cadre de la première rencontre du GRAPE, Contre-pouvoirs habitants en Métropole.

 

Marseille, février 2019, La Plaine est encerclée par un mur de 2m50 de haut pour assurer le bon déroulé des travaux et enferme le rêve d’un quartier fait par ses habitants. Mais comment donner à voir ce qui n’est plus sur les images et qu’on est pourtant sûrs d’avoir vécu ?

De 2016 à fin 2019 la place Jean Jaurès, (plus connue comme « la Plaine ») dans le centre de Marseille, où se tient trois fois par semaine le plus important marché populaire de la ville a été le théâtre d’une bataille tumultueuse. D’un côté, les services d’urbanisme de la mairie, déterminés à mener un important programme de « requalification » et de « montée en gamme » du quartier. De l’autre, une importante partie des habitants -organisés en « assemblée populaire »- y voyaient une opération de « gentrification », et réclamaient d’être associés aux décisions concernant l’avenir du marché et du quartier. Cette bataille épique de 3 ans se termina par la construction brutale, en situation casi-militaire, tout autour de la place, d’un mur en béton de 2,50 m de haut pour assurer le déroulement des travaux. Une équipe de tournage de la télé de quartier s’interroge sur sa place et sur son rôle dans cette bataille. Mais, quand le mur est là, comment donner à voir ce qui n’est plus sur les images et qu’on est pourtant sûrs d’avoir vécu ?

Inspiré par le film de Peter Watkins La Commune (Paris, 1871), tourné à la Parole Errante à Montreuil, le même lieu où nous nous retrouverons.

La question de la métropole

Couverture de Rosso n°8, 24 avril 1976

Dès le début du XXe siècle, le terme de métropole est déjà employé pour désigner la grande ville moderne et capitaliste par des auteurs comme Georg Simmel, Max Weber ou Walter Benjamin. Dans les années 1970, il est aussi largement utilisé par le mouvement autonome italien : « L’attaque du patronat affecte aujourd’hui le territoire dans sa totalité » (1). La lutte sort de l’usine pour penser et agir sur le territoire dans son ensemble, et plus spécifiquement la grande ville.
Depuis quelques années, on observe que le concept de métropole devient une référence incontournable, aussi bien dans les discours institutionnels des décideurs que dans les discours critiques et militants. La promotion de la métropole est devenue la matrice marketing de toute agglomération urbaine digne de ce nom. En France, depuis la loi MAPTAM de 2014, le terme désigne des agglomérations urbaines dotées de nouvelles structures intercommunales regroupant plus de 400 000 habitants (2). La construction de la métropole justifie l’éradication des terrains vagues, la spéculation foncière et immobilière, la démolition des logements sociaux, la sécurisation militarisée de l’espace public, la création de nouvelles infrastructures de transport et de commerce, etc. 
Que signifie donc « métropole » ? On ne tentera pas ici de donner une définition parfaite et définitive du terme, mais on essayera tout de même de discerner quelques idées d’où partir collectivement, avant de rentrer dans le vif du sujet de cette rencontre : les prises politiques que l’on peut avoir sur les effets concrets, matériels et expérientiels de la métropole.
Planifiée de manière autoritaire et technocratique par les impératifs du néolibéralisme, la métropole échappe au contrôle démocratique de ses habitant.e.s, qui sont tantôt relégué.e.s dans les périphéries réservées aux pauvres, tantôt amadoué.e.s par les promesses de la consommation ostentatoire, de la participation et de l’écologie. Comme l’écrivait un collectif de Lillois.e.s en 2004 : « Une ville a des habitants, une métropole n’a qu’une population.«  (3) 
Aussi, la métropole désigne un phénomène globalisant, total, dépassant les limites de la ville traditionnelle et recouvrant l’ensemble du territoire. Elle est le paroxysme de l’aménagement par les forces capitalistes, dessiné par la financiarisation extrême de la sphère immobilière et la domination de l’économie des services. Ses périphéries font partie intégrante du plan, aménagées pour l’extraction et la transformation des ressources ou la construction des infrastructures de transport et de communication nécessaires aux flux de l’économie mondialisée à laquelle elle est intégrée.
Finalement, la métropole est aussi synonyme de vie aliénée et soumise aux impératifs capitalistes. Elle désigne dans certains écrits une forme de vie dans laquelle les subjectivités sont produites par la rationalité marchande et ses traductions spatiales et sociales. De la figure de l’individu blasé (4) et sa nécessaire distance au monde requise par la vie dans un environnement d’une telle intensité expérientielle au mode de vie du cadre dynamique et créatif érigé comme modèle, la métropole exerce une forme de biopolitique, c’est-à-dire un pouvoir qui s’exerce sur la vie même, qui s’attaque aux corps, aux subjectivités, et pas uniquement aux aspects matériels de l’existence (5) « C’est sur le fonctionnement de base des comportements perceptifs, sensitifs, affectifs, cognitifs, linguistiques, etc., que se greffe la machinerie capitalistique […]. Le capitalisme s’empare des êtres humains de l’intérieur. […] Les individus sont “équipés” de modes de perception ou de normalisations de désir, au même titre que les usines, les écoles, les territoires. » (6)

Luttes urbaines et contre-pouvoirs habitants

Par sa violence intrinsèque, le processus de métropolisation suscite de nombreuses résistances. Les appels à habiter « contre » la métropole, à « saboter » la métropole ou à penser la lutte « depuis » la métropole se multiplient, invitant à défendre ce que la ville a de populaire, d’insurrectionnel, de désirable, de joyeux et de solidaire. Au delà des expériences d’organisations diverses (collectifs d’habitant.es, occupations) qui voient dans la métropole la matrice des phénomènes contre lesquels ils luttent, la question est aussi explorée dans différents essais de critique radicale : des théoriciens communistes de Toni Negri et Mickael Hardt (7), des sorties récentes d’auteur.es lié.es au courant de l’autonomie politique,- du Comité Invisible (8) ou du Conseil Nocturne (9), des enquêtes militantes comme Contre Euralille, une critique de l’utopie métropolitaine (10) ou Quartiers vivants (11) , ou encore de l’universitaire décroissant Guillaume Faburel (12). 
Etudier le concept de métropole à travers le prisme des luttes urbaines contemporaines permet de révéler différentes manifestations concrètes et actuelles du phénomène de métropolisation : la gentrification des quartiers populaires, la rénovation et la démolition du logement social, la densification urbaine, la construction de grandes infrastructures routières, commerciales ou sportives, l’extension urbaine illimitée, etc.
Ces luttes urbaines s’inscrivent dans la tradition du « droit à la ville » (13), une revendication aspirant à la transparence, la démocratie voire l’autogestion dans le processus de production de l’espace, l‘espace urbain, le logement, les transports y étant définis comme des biens communs. Elles s’inspirent aussi bien des mouvements contestataires des années 70 (avec les ateliers populaires d’urbanisme et les contre-projets) que de la pratique des occupations, voire de la tradition « communaliste », dont la Commune de Paris représente probablement l’inspiration historique la plus importante. En partant de leurs expériences, leurs stratégies, leurs techniques, elles nous permettent d’envisager de nouveaux rapports de force, des potentialités de constitution de contre-pouvoirs, pour sortir des impasses politiques actuelles. Le parti-pris stratégique de « territorialiser » les luttes – c’est-à-dire de penser et de lutter à partir de l’expérience quotidienne d‘un territoire, d’un milieu – permet de retrouver une prise sur le réel.
(1) « Lotte sul territorio », Rosso, 24 avril 1976, no  8, p. 5. Cité dans Julien Allavena, L’Hypothèse autonome. Editions Amsterdam, Paris, 2020. p.124
(2) Il en existe aujourd’hui 21 : le Grand Paris, Aix-Marseille, Bordeaux, Brest, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Lille, Metz, Montpellier, Nancy, Nantes, Nice, Orléans, Rennes, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Toulon, Toulouse et Tours.
(3) Anonyme, La fête est finie, 2004. http://lafeteestfinie.free.fr/)
(4) Georg Simmel, Grandes villes et vie de l’esprit. Payot, Paris, 2013 [1903]
(5) Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979). Enregistrements en ligne.
(6) Félix Guattari, La Révolution moléculaire. Les Prairies ordinaires, Paris, 2012. p. 101. Cité dans Julien Allavena, L’Hypothèse autonome. Editions Amsterdam, Paris, 2020. p.244
(7) Antonio Negri et Michael Hardt, Empire. Exils, Paris, 2000. Antonio Negri et Michael Hardt, Commonwealth. Stock, Paris, 2012
(8) Comité Invisible, A nos amis. La Fabrique, Paris, 2014.
(9) Conseil Nocturne, Habiter contre la métropole. Paris, Divergences, 2019.
(10) Antonio Delfini et  Rafaël Snoriguzzi, Contre Euralille, une critique de l’utopie métropolitaine. Les Etaques, Lille, 2019.
(11) Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert , Yannis Lemery, Quartiers Vivants. Enquêtes sauvages.  D’une Certaine Gaîté, Liège, 2020.
(12) Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares. Le Passager clandestin, Paris, 2018.
(13) Henri Lefebvre, Le Droit à la ville. Economica, Paris, 2009 [1968]. David Harvey, Le Capitalisme contre le droit à la ville. Editions Amsterdam, Paris, 2011. 

[Opinion] Point de vue étudiant

Point de vue étudiant sur l’enseignement de l’architecture

[Note de la rédaction] : Nous relayons ici une contribution parue également sur lundimatin « Lorsque des architectes vont voir ailleurs » en mars 2020. Elle est signée par un collectif d’étudiant.es diplomé.es en architecture.

 

Initié par un appel à contributions de la Société Française des Architectes en décembre 2019, puis habilement détourné par un groupe d’enseignant.e.s-chercheur.e.s en janvier 2020, le débat sur l’enseignement de l’architecture semble s’être noyé dans le mouvement de contestation contre la réforme de 2018 lancé par l’ensemble des ENSA. Aussi inoffensif que confus, ce “mouvement” aura vu s’associer une poignée d’étudiant.e.s, praticien.ne.s, enseignant.e.s, ATOS et syndicats dans une joyeuse cohue bigarrée, très fière de son “action symbolique” sous les fenêtres du ministère le 4 février 2020. Mais que symbolise réellement la dépose des outils de travail devant l’autorité, sinon le renoncement à la lutte ?

Dans un contexte de dérive autoritaire, la réduction d’un mouvement contestataire à une bouillie de revendications corporatives et disparates ne fait que faciliter davantage le travail de sape de la démocratie mené par l’Etat et le capitalisme. Les écoles d’architecture, au lieu d’utiliser leur position privilégiée pour organiser la résistance aux nouvelles formes de destruction de la société et du vivant, se limitent à quémander le minimum : des moyens supplémentaires pour mieux fonctionner. Mais quel fonctionnement ces écoles entendent-elles préserver ? Comme plus personne ne semble s’intéresser à la question, il nous est paru pertinent de livrer un point de vue des étudiant.e.s, ce groupe hétérogène et constamment instrumentalisé par les enseignant.e.s sus-cités, qui n’ont pas peur de parler en leur nom. Contre l’illusion de “la plus grande satisfaction des étudiant.e.s” et l’injonction à la solidarité avec la lutte des enseignant.e.s, ce texte prétend rétablir quelques réalités.

NB : il existe bien dans les ENSA quelques enseignant.e.s faisant exception au sombre tableau qui suit. Iels se reconnaîtront par déduction. Nous les saluons.

CRITIQUES

L’enseignement actuellement dispensé dans les Écoles Nationales Supérieures d’Architecture françaises est dans une impasse. Issu d’un croisement entre les résurgences des pires formes de la pédagogie Beaux-Arts (rendus spectaculaires, mépris du contexte) et des dérives post-soixante-huitardes les plus grotesques (jargonnage permanent, fausse horizontalité, analyses interminables et superficielles), l’enseignement actuel est non seulement complètement périmé et archaïque, mais il est également un lieu d’application et de diffusion de l’idéologie capitaliste et néolibérale.

Isolement disciplinaire

Les écoles d’architecture, par leur implantation urbaine, sont physiquement isolées des autres lieux de production et de diffusion de savoir. Le fameux “rattachement à l’Université” est donc un mythe grossier : les écoles d’architecture demeurent des ghettos d’architectes.

Les studios et ateliers, depuis les années 90 au moins, ont effectué un tragique “recentrement sur le projet” et ont totalement liquidé les tentatives de pluridisciplinarité esquissées depuis 68. Aujourd’hui, les intervenant.e.s extérieur.e.s, provenant d’autres disciplines, sont réduit.e.s à de simples consultant.e.s. Les disciplines “annexes”, souvent limitées à des “initiations”, voire à des “sensibilisations”, servent davantage de caution scientifique que d’outils opératoires pour le projet. Les enseignant.e.s-architectes restent donc les seuls maîtres à bord des studios, empêchant ainsi tout recul critique et toute controverse féconde.

Puisque même les collègues des autres disciplines ont été évincé.e.s des studios, songer à des collaborations pédagogiques avec des ingénieur.e.s, des maîtres d’ouvrage, des habitant.e.s ou des constructeur.e.s paraît aujourd’hui totalement fantaisiste et irréalisable. L’art du projet reste un enseignement purement spéculatif, en chambre, éloigné de toute la vulgarité des contingences matérielles. L’hypothèse de projets en partenariat avec d’autres écoles ou d’autres disciplines n’est jamais envisagée. Les étudiant.e.s en architecture ne rencontreront leurs futurs partenaires que le jour où iels débarqueront sur le marché du travail.

Ainsi, l’isolement de l’enseignement reconduit la sinistre division du travail instaurée depuis 1895 par l’élite professionnelle parisienne, officialisée en 1940 par Vichy, puis renforcée en 1973 par les technocrates de la Ve République. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, cet isolement est jalousement défendu par l’enseignement qui revendique fièrement son “autonomie disciplinaire”, vaste plaisanterie visant à se consoler de la constante déprofessionnalisation des architectes depuis plus d’un siècle.

Déni du principe de réalité

Conséquence logique de l’autarcie forcenée des écoles, l’autre caractéristique fondamentale de l’enseignement de projet est son déni de tout principe de réalité.

Un exemple parmi d’autres : les enseignant.e.s n’intègrent quasiment jamais la question de la maîtrise d’ouvrage dans le processus de projet. Les étudiant.e.s ne savent donc pas pour qui et pour quoi ils conçoivent, si ce n’est pour leur enseignant.e. Un halo de générosité – aussi providentielle qu’hypocrite – nimbe tous leurs projets. Parmi les enseignant.e.s, on distingue deux attitudes, correspondant à deux générations. D’un côté, confits dans la nostalgie typique de leur génération de baby-boomers, les enseignant.e.s de plus de 50 ans croient encore que la loi de 77 garantira aux futurs architectes une commande publique ouverte et infiniment généreuse, sensible à leurs petites préoccupations théorico-formelles. De l’autre, les enseignant.e.s plus jeunes et plus pragmatiques ont perçu la disparition progressive de toute commande publique, caractéristique des régimes néolibéraux avancés. Malheureusement, les projets qu’ils proposent se réduisent bien souvent à des micro-installations éphémères, plus ou moins dérisoires (fab-labs, incubateurs, coworking, recycleries, tiers-lieux, friches transitoires, etc.), autant de programmes “hybrides” (publics-privés) censés adoucir les contradictions urbaines du capitalisme contemporain : ubérisation, flexibilisation, surproduction, gentrification, etc.

Au-delà de l’absence de maîtrise d’ouvrage, ce sont toutes les conditions de production de l’architecture contemporaine (programmatiques, normatives, législatives, techniques, économiques, sociales, etc.) qui sont consciencieusement ignorées. “Ça, ce n’est pas de l’architecture” se défendent les néo-académiques de tout poil, du haut de leur arrogance bourgeoise. “De toute façon, on ne peut rien y faire” se lamentent les plus défaitistes. “Nous les ignorons parce que nous les contestons !” tonnent les plus engagé.e.s, sans comprendre que méconnaître son adversaire est la meilleure façon de le laisser tranquillement perdurer. Rester cloîtré dans l’utopie – formaliste ou intellectuelle – n’a jamais constitué une forme de lutte, c’est au contraire une démission égoïste et irresponsable face aux enjeux du monde actuel et une preuve supplémentaire de l’attitude petite-bourgeoise qui règne dans les écoles.

Misère étudiante et sélection sociale

Les conditions de travail de certain.e.s jeunes enseignant.e.s sont inadmissibles, nous ne contesterons pas ce point. Néanmoins, leurs difficultés ne doivent pas nous faire oublier que ce sont les étudiant.e.s qui sont les premières victimes de la précarité et que l’enseignement entretient volontairement cette misère en la cautionnant par le même prestige symbolique dans lequel se drape encore la profession. Derrière les discours mystificateurs et lénifiants faisant de l’apprentissage de l’architecture une “vocation” et une “passion”, l’enseignement actuel cache le fait qu’il a été conçu avant tout par et pour les bourgeois, portés par le mythe du génie individuel, démiurge et prophétique.

En encourageant la compétition, l’individualisme et le carriérisme à tous les niveaux, en surchargeant les étudiant.e.s comme des bêtes de trait, l’enseignement actuel empêche toute structure de sociabilité et de politisation étudiante. Seuls sont tolérés les BDE, BDA, BDS qui permettent de prolonger cette mentalité d’écurie dans le sport, les fêtes et les innocentes “productions culturelles” que constituent les fanfares et les fanzines étudiants. Sans organisation collective, sans représentation politique et sans espaces de réflexion autonome, les étudiant.e.s sont réduit.e.s à subir sans broncher la violence de l’enseignement qu’ils reçoivent.

Outre cette misère étudiante, l’enseignement entretient tout aussi consciemment une sélection sociale scandaleuse. D’abord, par les modalités d’accès aux écoles, qui évaluent uniquement l’adaptation du candidat au système scolaire actuel – c’est-à-dire la quantité de capital culturel qu’il possède. Ensuite, en refusant d’expliciter les modalités et les finalités pédagogiques et en cultivant le folklore de la sympathique “charrette”, l’enseignement fragilise les étudiant.e.s les moins favorisé.e.s. Nous ne détaillerons ni les graves conséquences physiques et psychiques, ni le coût exorbitant de cette forme d’exploitation volontaire. Notons simplement que si certain.e.s enseignant.e.s prétendent ne pas cautionner ce système, la majorité d’entre eux préfère tout bonnement rejeter la faute sur les étudiant.e.s et leur manque d’organisation. En individualisant le problème, iels évitent de remettre en question leurs propres méthodes pédagogiques.

La sélection sociale se poursuit après le diplôme. En refusant de donner aux étudiant.e.s la moindre compétence professionnelle, l’enseignement délègue au marché du travail une partie de ses responsabilités. Le complément de formation “professionnalisant” dépend alors du bon vouloir des patrons d’agences, qui ont tout intérêt à maintenir leur main d’œuvre dans un état de dépendance. N’ayant pas la moindre autonomie professionnelle en sortant de l’école, les étudiant.e.s les plus favorisé.e.s vont chercher d’autres titres scolaires (HMO, DSA, DPEA, diplôme d’urbaniste, thèse), ceux ayant acquis un réseau grâce à de longs stages sous-payés trouvent un emploi dans des agences cotées ou formatrices, tandis que les autres doivent se contenter de postes de grouillots dans des agences quelconques, lorsqu’iels ne vont pas simplement grossir les rangs de l’armée des travailleurs de réserve.

Néant pédagogique et didactique

Comme le notait la réponse des enseignant.e.s-chercheur.es dans AMC, la pédagogie, en tant qu’objet de recherches théoriques et empiriques, a quasiment disparu des ENSA. L’enseignement magistral en amphi et l’enseignement tutoral en studio se sont, chacun de leur côté, ossifiés dans des routines pédagogiques paresseuses. Les exercices de première année se répètent, les corrections s’enchaînent (en tête à tête ou sous forme de simulacres de jury de concours), mais la substance théorique censée nourrir l’étudiant.e est toujours absente. Essentiellement orale, la pédagogie se croit obligée de repartir de zéro à chaque semestre, au lieu de s’appuyer sur des siècles d’enseignement de l’architecture et des montagnes de littérature sur la pédagogie.

La fétichisation de la représentation architecturale, reflet de la nouvelle condition de l’architecte-faiseur-d’images en régime néolibéral, conduit les enseignant.e.s à exiger sans cesse davantage de dessins, maquettes-concepts, photomontages, transects, frises, diagrammes de morphogénèse, “relevés sensibles” et autres documents marketing permettant de masquer le manque criant de réflexion et de connaissance. La progressivité de l’apprentissage ayant été abandonnée, les nouveaux mots d’ordre de la pédagogie sont désormais “concept”, “brainstorming”, “itération” et “process”. Derrière leurs connotations algorithmiques, ces lieux communs du new management permettent de justifier le recommencement perpétuel du travail de l’étudiant.e, dans le but de l’habituer dès l’école aux exigences instables et contradictoires de ses futurs commanditaires.

Quant à l’idéologie véhiculée par ces images et par les projets qu’elles représentent, il serait bon de la réinterroger. De la pure paraphrase des discours spéculateurs-gentrifieurs (mixité sociale, bien-vivre-ensemble, végétalisation) à la propagande subtile du techno-solutionnisme, du colibrisme ou du white saviorism, l’immense majorité des projets produits en école d’architecture relaient et justifient les idéologies nauséabondes du capitalisme contemporain.

PROPOSITIONS

Rompre l’isolement

Dans les studios, comme dans les enseignements magistraux, il est maintenant urgent de réintégrer les savoirs qui ont été exclus (construction, économie, droit, urbanisme, géographie, écologie, etc.), car c’est en eux que résident les véritables leviers de projet à prendre en compte avant tout travail de conception formelle.

Il faudra également sortir du ghetto disciplinaire ; travailler en dehors des murs, avec ou sans les ENSA, afin d’exercer les étudiant.e.s à dialoguer avec des acteurs divers dans l’humilité et le respect ; et enfin, prouver en actes l’intérêt public de l’architecture : en collaborant avec des CAUE, en établissant des liaisons avec l’enseignement primaire et secondaire, les Universités populaires, l’enseignement technique (IUT, CFA), en s’impliquant dans les luttes urbaines (création ou participation à des ateliers populaires et à des associations de quartier), etc. Dans une perspective ranciérienne, il s’agira d’ouvrir le domaine réservé de l’intervention sur le cadre bâti, en reconnaissant dans les compétences “sensibles” des architectes des outils à partager.

Redéfinir les pédagogies

Dans les ENSA, étudiant.e.s et enseignant.e.s doivent définir ensemble leurs objectifs pédagogiques et leur cadre épistémologique commun. A défaut de consensus, des groupes peuvent être envisagés. Dans tous les cas, les résidus d’académisme doctrinaire, d’universalisme lénifiant et d’enseignements parcellisés – qui contribuent au “flou artistique” général dans lequel baignent les écoles d’architecture aujourd’hui – doivent laisser place à des organisations cohérentes et des articulations pédagogiques pertinentes. Les enseignant.e.s doivent être capables de reconnaître leur propre subjectivité, d’écouter leurs étudiant.e.s et de s’autocritiquer. Enfin, l’enseignement de l’architecture doit dépasser le cours, le studio et la relation descendante qu’ils impliquent. Une vie culturelle intense et ouverte, des séminaires autogérés, des ateliers populaires, des exercices de design/build et d’autres pratiques pédagogiques doivent être expérimentées pour renouveler les sujets et les méthodes d’enseignement.

Réintégrer le projet social dans le projet scolaire

Les conditions de travail des étudiant.e.s à l’école préfigurant les conditions de travail des architectes dans leur future vie professionnelle, il semble urgent de briser ces habitudes malsaines que sont la charrette permanente, la compétition généralisée, la docilité revendiquée, l’inertie critique et l’absence totale d’action collective. L’enseignement doit permettre et encourager une plus grande solidarité entre les étudiant.e.s des différentes promotions et des différentes écoles. D’autre part, l’allègement des emplois du temps et des charges de travail ne peut plus être reporté. Cette diminution quantitative permettra une amélioration qualitative et une réduction des inégalités liées aux moyens variables de chaque étudiant.e. Pour compenser cette réduction tout en élevant le niveau de compétence des étudiant.e.s, il faudra à la fois considérer un allongement de la durée des études, une suppression des enseignements bêtement chronophages (recopiage de cartes, maquettes interminables, etc.) et des possibilités de spécialisation avant le diplôme.

Ces quelques propositions ne sauraient être exhaustives. Elles ne forment qu’un point de départ pour prolonger le débat et la réflexion dans les ENSA et (surtout) en dehors.

Des étudiant·e·s diplômé·e·s

Texte originel publié sous forme de pétition le 12 février 2020