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La question de la métropole

Couverture de Rosso n°8, 24 avril 1976

Dès le début du XXe siècle, le terme de métropole est déjà employé pour désigner la grande ville moderne et capitaliste par des auteurs comme Georg Simmel, Max Weber ou Walter Benjamin. Dans les années 1970, il est aussi largement utilisé par le mouvement autonome italien : « L’attaque du patronat affecte aujourd’hui le territoire dans sa totalité » (1). La lutte sort de l’usine pour penser et agir sur le territoire dans son ensemble, et plus spécifiquement la grande ville.
Depuis quelques années, on observe que le concept de métropole devient une référence incontournable, aussi bien dans les discours institutionnels des décideurs que dans les discours critiques et militants. La promotion de la métropole est devenue la matrice marketing de toute agglomération urbaine digne de ce nom. En France, depuis la loi MAPTAM de 2014, le terme désigne des agglomérations urbaines dotées de nouvelles structures intercommunales regroupant plus de 400 000 habitants (2). La construction de la métropole justifie l’éradication des terrains vagues, la spéculation foncière et immobilière, la démolition des logements sociaux, la sécurisation militarisée de l’espace public, la création de nouvelles infrastructures de transport et de commerce, etc. 
Que signifie donc « métropole » ? On ne tentera pas ici de donner une définition parfaite et définitive du terme, mais on essayera tout de même de discerner quelques idées d’où partir collectivement, avant de rentrer dans le vif du sujet de cette rencontre : les prises politiques que l’on peut avoir sur les effets concrets, matériels et expérientiels de la métropole.
Planifiée de manière autoritaire et technocratique par les impératifs du néolibéralisme, la métropole échappe au contrôle démocratique de ses habitant.e.s, qui sont tantôt relégué.e.s dans les périphéries réservées aux pauvres, tantôt amadoué.e.s par les promesses de la consommation ostentatoire, de la participation et de l’écologie. Comme l’écrivait un collectif de Lillois.e.s en 2004 : « Une ville a des habitants, une métropole n’a qu’une population.«  (3) 
Aussi, la métropole désigne un phénomène globalisant, total, dépassant les limites de la ville traditionnelle et recouvrant l’ensemble du territoire. Elle est le paroxysme de l’aménagement par les forces capitalistes, dessiné par la financiarisation extrême de la sphère immobilière et la domination de l’économie des services. Ses périphéries font partie intégrante du plan, aménagées pour l’extraction et la transformation des ressources ou la construction des infrastructures de transport et de communication nécessaires aux flux de l’économie mondialisée à laquelle elle est intégrée.
Finalement, la métropole est aussi synonyme de vie aliénée et soumise aux impératifs capitalistes. Elle désigne dans certains écrits une forme de vie dans laquelle les subjectivités sont produites par la rationalité marchande et ses traductions spatiales et sociales. De la figure de l’individu blasé (4) et sa nécessaire distance au monde requise par la vie dans un environnement d’une telle intensité expérientielle au mode de vie du cadre dynamique et créatif érigé comme modèle, la métropole exerce une forme de biopolitique, c’est-à-dire un pouvoir qui s’exerce sur la vie même, qui s’attaque aux corps, aux subjectivités, et pas uniquement aux aspects matériels de l’existence (5) « C’est sur le fonctionnement de base des comportements perceptifs, sensitifs, affectifs, cognitifs, linguistiques, etc., que se greffe la machinerie capitalistique […]. Le capitalisme s’empare des êtres humains de l’intérieur. […] Les individus sont “équipés” de modes de perception ou de normalisations de désir, au même titre que les usines, les écoles, les territoires. » (6)

Luttes urbaines et contre-pouvoirs habitants

Par sa violence intrinsèque, le processus de métropolisation suscite de nombreuses résistances. Les appels à habiter « contre » la métropole, à « saboter » la métropole ou à penser la lutte « depuis » la métropole se multiplient, invitant à défendre ce que la ville a de populaire, d’insurrectionnel, de désirable, de joyeux et de solidaire. Au delà des expériences d’organisations diverses (collectifs d’habitant.es, occupations) qui voient dans la métropole la matrice des phénomènes contre lesquels ils luttent, la question est aussi explorée dans différents essais de critique radicale : des théoriciens communistes de Toni Negri et Mickael Hardt (7), des sorties récentes d’auteur.es lié.es au courant de l’autonomie politique,- du Comité Invisible (8) ou du Conseil Nocturne (9), des enquêtes militantes comme Contre Euralille, une critique de l’utopie métropolitaine (10) ou Quartiers vivants (11) , ou encore de l’universitaire décroissant Guillaume Faburel (12). 
Etudier le concept de métropole à travers le prisme des luttes urbaines contemporaines permet de révéler différentes manifestations concrètes et actuelles du phénomène de métropolisation : la gentrification des quartiers populaires, la rénovation et la démolition du logement social, la densification urbaine, la construction de grandes infrastructures routières, commerciales ou sportives, l’extension urbaine illimitée, etc.
Ces luttes urbaines s’inscrivent dans la tradition du « droit à la ville » (13), une revendication aspirant à la transparence, la démocratie voire l’autogestion dans le processus de production de l’espace, l‘espace urbain, le logement, les transports y étant définis comme des biens communs. Elles s’inspirent aussi bien des mouvements contestataires des années 70 (avec les ateliers populaires d’urbanisme et les contre-projets) que de la pratique des occupations, voire de la tradition « communaliste », dont la Commune de Paris représente probablement l’inspiration historique la plus importante. En partant de leurs expériences, leurs stratégies, leurs techniques, elles nous permettent d’envisager de nouveaux rapports de force, des potentialités de constitution de contre-pouvoirs, pour sortir des impasses politiques actuelles. Le parti-pris stratégique de « territorialiser » les luttes – c’est-à-dire de penser et de lutter à partir de l’expérience quotidienne d‘un territoire, d’un milieu – permet de retrouver une prise sur le réel.
(1) « Lotte sul territorio », Rosso, 24 avril 1976, no  8, p. 5. Cité dans Julien Allavena, L’Hypothèse autonome. Editions Amsterdam, Paris, 2020. p.124
(2) Il en existe aujourd’hui 21 : le Grand Paris, Aix-Marseille, Bordeaux, Brest, Clermont-Ferrand, Dijon, Grenoble, Lille, Metz, Montpellier, Nancy, Nantes, Nice, Orléans, Rennes, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg, Toulon, Toulouse et Tours.
(3) Anonyme, La fête est finie, 2004. http://lafeteestfinie.free.fr/)
(4) Georg Simmel, Grandes villes et vie de l’esprit. Payot, Paris, 2013 [1903]
(5) Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979). Enregistrements en ligne.
(6) Félix Guattari, La Révolution moléculaire. Les Prairies ordinaires, Paris, 2012. p. 101. Cité dans Julien Allavena, L’Hypothèse autonome. Editions Amsterdam, Paris, 2020. p.244
(7) Antonio Negri et Michael Hardt, Empire. Exils, Paris, 2000. Antonio Negri et Michael Hardt, Commonwealth. Stock, Paris, 2012
(8) Comité Invisible, A nos amis. La Fabrique, Paris, 2014.
(9) Conseil Nocturne, Habiter contre la métropole. Paris, Divergences, 2019.
(10) Antonio Delfini et  Rafaël Snoriguzzi, Contre Euralille, une critique de l’utopie métropolitaine. Les Etaques, Lille, 2019.
(11) Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert , Yannis Lemery, Quartiers Vivants. Enquêtes sauvages.  D’une Certaine Gaîté, Liège, 2020.
(12) Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares. Le Passager clandestin, Paris, 2018.
(13) Henri Lefebvre, Le Droit à la ville. Economica, Paris, 2009 [1968]. David Harvey, Le Capitalisme contre le droit à la ville. Editions Amsterdam, Paris, 2011.